« Je m’appelle Lucile. Je vais avoir 58 ans et souhaite apporter ici mon témoignage pour redonner espoir et réconfort aux couples, aux femmes et jeunes femmes qui ont avorté comme moi, quelles qu’en soient les raisons, afin qu’ils sortent la tête de l’eau, reprennent confiance en eux et repartent dans la vie sur des bases saines et nouvelles…
Après mon licenciement honteux et abusif, j’étais complètement perdue. Je découvre alors que je suis enceinte avec sidération. Le ciel m’est tombé sur la tête. J’ai fait un déni de grossesse, car la mort de Maman, le harcèlement au travail et l’état de solitude ont fait que je ne voulais pas voir la réalité trop douloureuse en face. J’étais complètement affolée et me demandais que faire. Je n’étais plus dans mon état normal. J’en parle à une amie qui me conseille d’avorter. Quelle erreur j’ai fait de suivre ses conseils !
Je ne me suis même pas posé la question du respect de la Vie que l’on doit avoir et du commandement de Dieu : « Tu ne tueras pas ! », car j’étais trop en état de panique et de sidération.
La panique me gagne ! Je suis en état de choc! Je décide sur le champ d’avorter (cela me semblait sur le moment la seule solution), malgré la proposition de la gynécologue de confier mon bébé lorsqu’il serait né à l’adoption. Elle m’a fortement recommandé le rendez-vous de l’entretien pré-IVG. Alors que c’était essentiel, je l’ai refusé, et l’ai douloureusement regretté pendant de longues années.
Beaucoup plus tard, j’ai rencontré une conseillère conjugale et familiale. Ce qu’elle m’a dit m’a durablement marquée : elle désapprouvait complètement (comme beaucoup d’autres personnes), que l’entretien pré-IVG ait été supprimé. Elle venait de recevoir une jeune fille, en larmes, désespérée, qui venait d’avorter. Personne ne lui avait expliqué ce qu’était un avortement, ni quelles en étaient les conséquences. En sanglotant, elle disait: « Il fallait me le dire…» ! Geneviève continue aujourd’hui de faire des entretiens pré-IVG, même s’ils ne sont plus obligatoires.
Depuis, j’ai compris que ces entretiens étaient essentiels et pouvaient éviter beaucoup de drames, car ils permettaient à ces femmes enceintes de dire leur détresse, et, en étant écoutées, de se sentir rejointes, comprises, soutenues et de pouvoir sortir de leur isolement, en prenant le recul nécessaire. Que de femmes profondément blessées après un avortement sombrent dans le désespoir, le dégoût d’elles-mêmes, en retournant la violence contre elles-mêmes par de l’autodestruction, des addictions, c’est-à-dire des dépendances ! Beaucoup vont et retournent à l’hôpital psychiatrique et font des tentatives de suicides.
Cet entretien pré-IVG était un moment unique dans la vie de ces femmes, car elles pouvaient enfin sortir de leur terrible silence et prendre leur décision en meilleure connaissance de cause, dans une tranquillité relative et non pas dans la précipitation, et sous trop de pression de leur entourage. On estime qu’une femme sur trois aura recours à l’I.V.G. au cours de sa vie.
Or, contrairement à ce que certaines personnes croient, une I.V.G. n’est pas quelque chose d’anodin. Au cours de l’I.V.G. médicamenteuse effectuée à domicile, la femme enceinte, après avoir absorbé ses deux médicaments, est prise de douleurs horribles, qui durent des heures, proches de celles d’un accouchement. Mais comme l’entretien pré I.V.G. a été supprimé, personne ne lui a dit ce qu’il allait se passer. Quand cela se termine mal, on doit alors l’emmener aux urgences. Elle va avoir ensuite des hémorragies pendant de longs mois et sa maison où elle a vécu ce drame deviendra « la maison des horreurs ». 5 % des embryons arrivent à survivre et à venir au monde. Ils sont des survivants d’avortement.
De même que les femmes et les jeunes filles, qui prennent la pilule du lendemain, ont l’impression d’avoir peut-être fait un avortement. Elles vont avoir ensuite de gros problèmes psychologiques et devoir se faire accompagner.
Une grossesse et un avortement n’arrivent pas comme cela par hasard, il faut comprendre pourquoi cela nous arrive. Trop d’épreuves de la vie peuvent se terminer par ce drame. Ces entretiens pré-IVG étaient indispensables, d’autant plus lorsque les femmes, qui demandent à avorter vont mal, et que l’intervention pourrait mal se passer.
Aujourd’hui, cet entretien a été complètement supprimé et cela en rajoute à la tragédie de l’avortement. Il faut pourtant prendre le temps d’écouter une femme en détresse, et ne rien lui cacher de la manière dont va se dérouler l’intervention et des conséquences ô combien douloureuses qui suivront, et non les taire et les banaliser : « c’est commeune simple lettre à la poste », c’est comme se faire enlever une dent ou un kyste ».
Non, l’avortement n’est pas banal !
Les femmes (et les hommes aussi) souffrent des symptômes post-avortement qui peuvent inclure : des pleurs incontrôlés, des troubles du comportement alimentaire, de la dépression, de la colère, de l’anesthésie émotionnelle, une diminution de l’estime de soi, des abus d’alcool ou de drogues, flash-back ou cauchemars, pensées suicidaires, peur d’être enceinte, peur des femmes enceintes, anxiété/crises de panique, avortements à répétition/grossesses non planifiées, difficultés relationnelles, incapacité à se pardonner et à pardonner, syndrome de la date anniversaire, etc.
Le papa souffre beaucoup que sa femme ne lui ait pas dit qu’elle était enceinte et qu’elle a avorté sans le lui dire ou sans lui demander son avis. C’était aussi son enfant. Il a besoin de se faire accompagner pour que sa souffrance et sa révolte soient entendues et écoutées.
Prenant acte de ma décision irrévocable, la gynécologue me prescrit plusieurs examens, dont une échographie où je vois mon bébé bouger, et où, à nouveau, je m’effondre en larmes.
Munie uniquement de l’adresse d’une clinique, je débarque à Londres par avion. Plusieurs autobus me conduisent jusqu’à la clinique. Après des examens médicaux et le paiement de mon avortement (350 euros environ), je passe une nuit chez l’habitant, des gens bruyants et totalement indifférents, avec une autre femme qui va avorter. Elle me dit ce soir-là que son entourage au travail l’a fortement incitée à avorter, alors que son compagnon, et père de l’enfant, voulait le garder.
Le lendemain dans la matinée, je me rends à la clinique. L’IVG est prévue pour la fin de la matinée.
Juste avant d’avorter, une peur intense grandit en moi… C’est affreux ! J’éprouve le besoin de poser une dernière fois avec tendresse les mains sur mon ventre. Ce geste en dit long sur mon désir compromis de maternité…
Voilà une semaine que j’ai appris qu’un petit être habite en moi, mais j’ai été tellement secouée et perturbée pendant ces quelques jours que je n’ai pas su entamer un dialogue avec lui et je ne me suis pas vraiment attachée consciemment à lui. Mon enfant et moi avons vécu ce que nous avions à vivre ensemble, nous avons fait le petit bout de chemin que nous avions à faire l’un avec l’autre, mais que fut ce bout de chemin ?
Avant la séparation définitive d’avec mon bébé – le 10 octobre 1988, je ne me suis pas expliquée avec lui. Je ne lui ai pas dit pourquoi je faisais cela, et je ne lui ai pas dit au revoir. Malgré tout j’aurais tellement aimé qu’on me le laisse un peu plus, juste un tout petit peu mon bébé… Mais on me l’a pris, on m’a enlevé mon bébé à tout jamais… ! La très grande majorité des femmes qui ont avorté ressent cette immense souffrance !
Dans les mois et les années qui ont suivi, lorsque j’entendais la chanson d’Edith Piaf : « Mon Dieu », cela me faisait penser à mon enfant…
J’attends très longtemps. Je vois passer devant la porte de ma chambre plusieurs femmes qui viennent de subir l’intervention. Certaines se tiennent le ventre, pleurant à chaudes larmes ! J’entends leurs cris de détresse et leurs hurlements : « Aïe, maman, j’ai mal à mon ventre !», comme un soldat mourant sur un champ de bataille qui appelle sa mère. Ce ventre, siège de nos émotions, est destiné à être un nid, un cocon, un sanctuaire pour le bébé et non pas un lieu de souffrance.
Le réveil était très difficile pour certaines femmes : certaines d’entre elles étaient allongées dans une pièce dont les volets étaient clos sur des civières en train de gémir de douleur, tant leur avortement s’était mal passé. Je fus marquée pendant des années de les avoir vu autant souffrir sur ces civières de fortune.
Ma voisine de chambre, elle aussi, en revient. Elle est en pleurs. Elle est soutenue par plusieurs aides-soignantes, qui l’aident à se coucher. Aussitôt, elle se met à hurler : « Je l’ai tué ! J’ai tué mon bébé !» Les dames l’embrassent, avec une tendresse toute maternelle. (Environ cinq mois plus tard – alors que je n’en n’avais pas conscience -, tous ces cris entendus me revinrent en boucle de manière obsessionnelle, me firent dans un sens perdre la raison, ce qui conduisit ma famille à me faire hospitaliser en psychiatrie).
Les cris de cette femme auraient dû m’interpeller et me réfléchir avant d’avorter… Mais je n’étais plus moi-même, je n’étais plus du tout dans mon état normal.
Le personnel médical qui assiste et pratique des avortements a besoin de se faire ensuite soigner psychologiquement.
Après avoir très longtemps attendu, une aide-soignante vient me chercher. Je me retrouve dans une salle d’opération très éclairée, avec un médecin habillé en vert qui m’observe. Je ne peux pas soutenir son regard. Deux infirmières en blouses blanches sont présentes. A côté de la table d’opération se trouve une machine où je devine des instruments. On me demande de mettre les pieds dans les étriers (c’est également ce que font les femmes quand elles donnent la vie). Le médecin me fait une piqûre dans le bras et je sombre immédiatement dans le sommeil.
Je me réveille, secouée comme un prunier par une aide-soignante. Je ne suis plus la même femme, je ne serais plus jamais la même. La mort est entrée en moi. Me quittera-t-elle un jour ?
En sortant de la salle d’intervention, je porte une serviette hygiénique et cela me fait honte. De plus, je n’ose pas poser la main sur mon ventre, car je sais que le sanctuaire de la vie est devenu un tombeau. Dans ma chambre, une aide-soignante me sert un café au lait avec du pain. Cela me semble bon…
Je passe une nuit dans la chambre, les aides-soignantes viennent se préoccuper de mon état de santé. On me donne des médicaments et on me fait des recommandations médicales. Le lendemain matin, il faut que « je débarrasse le plancher » rapidement, pour libérer la chambre : d’autres femmes sont en train d’arriver pour subir la même chose que moi. Que de femmes souffrent d’avoir été jetées précipitamment de la clinique d’avortements pour cette raison.
Je quitte la clinique, complètement assommée, en me demandant ce qui vient de m’arriver. Etait-ce un mauvais cauchemar ? Cela a été dur pour moi d’être seule, mais je n’en n’avais parlé à personne dans mon entourage. Aucune femme n’ose parler de son avortement, c’est une blessure trop intime.
Je parviens malgré tout à prendre toute seule le bus, le train et l’avion pour rentrer en France. La première chose que je fais en arrivant chez moi est de déchirer mon échographie tellement j’ai honte. Ainsi, personne ne le saura.
Dans le temps qui suit cet acte, j’éprouve un grand soulagement, qui peu à peu laisse place à une souffrance indicible, et à très long terme, se transforme en véritable enfer qui durera longtemps ! Un lourd chemin de croix et un fardeau énorme m’attendent. Un désespoir incommensurable ne va plus me quitter pendant des années. Je ne supporte plus de voir un landau, le ventre rond d’une femme enceinte ou un nouveau-né, je me mets à pleurer en repensant à mon avortement.
J’allais découvrir au fil des années en thérapie que ceux et celles qui ont recours à la GPA, à une FIV ou à une mère porteuse ressentent aussi des souffrances psychologiques, car ces actes ne sont pas anodins, ni sans conséquences.
Avec le temps, je vais regretter d’avoir détruit cette échographie, mais ce qui est fait est fait. C’était le seul lien visible que j’avais avec mon enfant. Je ne suis plus dans mon état normal. Pendant des années, j’étais tellement meurtrie qu’il m’était totalement impossible de parler de mon avortement, ni des cris poussés par ma compagne de chambre, ni des femmes qui gémissaient, ni de ces jeunes filles qui passaient devant ma chambre en pleurant…
Quelques jours après mon avortement, je suis prise de douleurs très aigües : j’ai très mal aux seins et un liquide transparent s’en écoule. J’apprendrais plus tard que, du fait que la grossesse a été brutalement stoppée, il découle d’une chute hormonale. J’éprouve alors une peur panique. Quand mes règles sont revenues, j’ai senti qu’il s’était passé quelque chose de très grave pour qu’elles reviennent…
La honte, le désespoir et la colère n’allaient plus me quitter pendant des années. Avec le temps, je comprends la violence inhérente à l’avortement, spécialement au moment du réveil, où j’ai moi-même entendu les femmes pleurer et hurler. Les entendrai-je ainsi jusqu’à mon dernier jour ? Je pense que c’est une violence comparable à un viol. En plus de sa féminité, c’est un enfant, son enfant qui est tué. Je prends conscience peu à peu que je n’ai rien fait pour défendre mon enfant, au moment où mes entrailles maternelles sont pénétrées pour le faire disparaître.
On m’a volé ma grossesse, ma maternité, mon enfant. On m’a volé ma vie de femme, je suis amputée à tout jamais de la partie essentielle de moi-même. Et on lui a volé sa vie à lui aussi. Je ressens un grand vide, vertigineux, avec l’impression d’avoir été manipulée par les autres et par moi-même et par ma propre souffrance. Beaucoup de femmes se demandent après leur avortement : « où est mon enfant ? »
Pendant des années, je me suis posé la question : que serait devenu mon enfant, alors que moi j’allais si mal ?
Dans les semaines et les mois qui suivirent, je vais de moins en moins bien. Je suis au chômage, mais je ne suis plus en état de chercher du travail. Cela me conduit donc à être hospitalisée en psychiatrie en mars 1989.
Quand, dans la rue, je croisais une maman avec son landau ou une femme enceinte, j’éprouvais une peine infinie et je me sentais envieuse. J’espérais bien qu’un jour prochain, la vie me donnerait la joie d’être également maman, désir qui m’habitait depuis ma plus tendre enfance. Je ne savais pas à ce moment-là que ne se présenteraient plus jamais les conditions nécessaires pour cela, et qu’il me faudrait faire bien plus tard un travail en profondeur pour faire le deuil de la maternité et que je pleurerais à m’en déchirer le cœur.
Je reviendrai plus bas à ce cheminement que j’ai accompli pour guérir les blessures de cet avortement.
Au moment exact où mon bébé aurait dû naître, ce sont les pompiers qui m’emmènent à l’hôpital, cela se passe dans des hurlements terribles, car me reviennent avec violence les événements douloureux que j’ai vécus lors du harcèlement au travail et quand ma mère était en train de mourir. Je ressens des douleurs épouvantables dans la tête. Je ne suis plus bonne à rien. Je revois toute ma vie défiler devant moi avec son cortège de souffrances…
Tout défile devant mes yeux… En revenant de l’hôpital psychiatrique où ma mère avait passé une semaine, je me suis fait agresser verbalement chaque jour par un supérieur hiérarchique ce supérieur hiérarchique qui venait d’arriver dans notre service, avec la complicité passive de tout le personnel. J’abattais des cadences de travail infernales, cela ne les a pas empêchés de me mettre en quarantaine pendant plusieurs mois de manière grossière et brutale, ce qui m’a fait énormément pleurer. Cet homme pensait que j’avais fait semblant d’avoir eu une entorse pour m’absenter durant une semaine. Il ne savait pas ce que je vivais à ce moment-là avec maman à l’hôpital psychiatrique était tragique…
En fait, pendant que j’étais avec Maman à l’hôpital en mars-avril 1985, une grave cabale avait été montée contre moi à mon travail en mon absence et cela allait être grave et avoir sur ma future vie de femme et de mère des conséquences dont je ne pouvais mesurer l’importance. Maman n’en n’avait plus pour longtemps à vivre, ses jours étaient comptés et elle allait mourir dans de grandes souffrances à l’hôpital en août 1985. Trente ans après, nous ne pouvons pas en parler en famille tant c’est douloureux !
Il aurait fallu à ce moment-là que mon entourage me dise de quitter ce travail de toute urgence, en me mettant en maladie. Mais personne ne m’a aidée à le faire.
Bien d’autres personnes avant et après moi subiront du harcèlement moral vraiment terrible dans cette société de vêtements.
Une autre fois, il s’était moqué de moi en applaudissant ironiquement tout en me hurlant dessus. Je me suis alors effondrée en pleurs ; mes collègues m’ignorant complètement, tout en ricanant méchamment. Cet homme avait compris ma fragilité et il en a profité pour me harceler en permanence et m’obliger à faire toujours plus de travail et je me suis effondrée en me mettant à pleurer. Il m’était impossible de parler avec lui, vu son éternelle mauvaise humeur et ses colères répétitives à mon égard. Il s’ensuivait des lettres de menaces et de licenciement du service du personnel. Ce fut des mois d’horreur et de harcèlement insupportables… Il paraît que dans le monde du vêtement, cela est fréquent.
En août 1985, ma sœur Bernadette,aujourd’hui décédée,m’appelle sur mon lieu de travail pour m’annoncer les derniers moments de Maman, ce « petit chef » me hurle dessus : « Raccrochez immédiatement le téléphone, on veut du rendement, votre mère, on n’en n’a rien à f… ! ». J’ai cru qu’il allait me frapper et me sauter dessus si bien qu’un autre acheteur du service l’a retenu. Je ne suis pas prête de l’oublier ! On m’a dit auparavant à cette époque-là qu’il est bénévole dans des associations caritatives. En ce qui me concerne, il n’a jamais manifesté d’aucune bienveillance. Je pense que s’il a rencontré ensuite dans sa vie professionnelle des personnes en difficulté comme moi, il a malheureusement dû continuer à les persécuter comme il l’a fait avec moi. Il aurait fallu qu’il se fasse soigner me dira-t-on plus tard en thérapie.
Quelques jours après, je reçois une nouvelle lettre recommandée du service du personnel dans laquelle me sont faits à nouveau les mêmes reproches sur mon travail, auquel vient s’ajouter l’accusation de mettre une mauvaise ambiance dans le service, alors que je subis le harcèlement d’individus qui me perçoivent comme une proie fragile (comme l’était la collègue qui m’a précédée à ce poste) et d’autres.
J’ai compris, depuis, qu’il existe dans le monde des hommes qui ressemblent plus à des prédateurs qu’à des humains. Leur instinct pervers les fait rechercher avec avidité la victime qui ne saura pas se défendre et lui faire subir leurs humiliations. Il aurait fallu que mon entourage proche me dise de quitter de toute urgence ce travail, qui me mettait en danger de mort ! Là encore, j’étais seule. J’ai été déshumanisée à ce travail et ai donné la mort ensuite à mon enfant à naître. Je l’ai compris en thérapie bien plus tard.
Ceux auxquels j’ai parlé de ce harcèlement ne m’ont aidée en aucune manière. A mon travail, mes collègues témoins de ce harcèlement ont été des témoins passifs, aussi responsables, sinon plus que celui qui m’a agressée. Je sens que je suis lâchée par mes semblables, que mon identité est en train de sombrer.
J’ai compris plus tard en thérapie que mes parents n’avaient déjà pas eux-mêmes de forces de vie suffisantes à transmettre à leurs enfants et ils n’ont pas su nous donner les outils nécessaires pour nous défendre. Encore aujourd’hui, je m’identifie à Maman. J’ai l’impression de ne plus avoir de consistance intérieure, et, bien sûr, mes collègues en profitent. J’ai l’impression, au bureau que tous sont de mèche contre moi et s’en donnent à cœur joie dans le « pur » désir de me faire du mal.
Ceux et celles qui ont beaucoup souffert emploient des mots très forts pour traduire ce qu’ils ont vécu. C’est le seul moyen qu’ils ont pour l’exprimer et moi aussi, j’allais le faire. Toute ma vie, j’ai voulu de toutes mes forces que ce que j’avais vécu soit reconnu. Françoise Dolto disait que :« La souffrance s’use quand elle a été dite et entendue ! ». Il faut laisser le temps au temps et ne pas aller trop vite et accepter de regarder notre souffrance en face. Ce n’est jamais inutile et cela va porter de bons fruits.
Après cette hospitalisation à l’hôpital en mai 1989, je serai quelques temps après transférée dans une maison de repos.
La psychiatre qui s’occupe de moi me donne de fortes doses de neuroleptiques. Je suis tellement assommée que, le matin, pour me lever, c’est le parcours du combattant et c’est très handicapant toute la journée. Mon meilleur moment est le petit déjeuner, car nous avons du bon pain frais. Faire ma toilette est très éprouvant, je peux à peine marcher, je me traîne péniblement jusqu’à la salle-de-bains, et après, je me recouche systématiquement. L’après-midi, après le déjeuner, je n’ai qu’une hâte : me remettre au lit et dormir, dormir, pour oublier et ne penser à rien !… Nous étions trois jeunes femmes à partager la chambre.
Je n’ai plus goût à rien. La maison de repos est dans une forêt, mais je n’ai pas envie de me promener, je suis un zombi, complètement vide, annihilée… Je veux dormir, dormir et dormir ! Cela ne m’empêche pas de voir les rencontres et les flirts entre les gens hospitalisés ! Je vois en les regardant que leur relation est une illusion et qu’elle est sans lendemain !
Marie (ma marraine de baptême) et son mari Louis viennent me voir. Je suis couchée et ai des yeux cernés. Elle lui dit alors : « Elle a les yeux d’une gamine qui a fait une fausse-couche !». Comme elle avait vu juste. J’allais me confier à elle ensuite.
Le médecin psychiatre vient régulièrement nous rendre visite. Il me fait remarquer que je dois ranger tout ce qui traîne autour de mon lit, car cela fait désordre ! Les malades vont le rencontrer pour une consultation dans un petit pavillon situé près de notre bâtiment. Une petite icône byzantine de la Vierge Marie est posée derrière lui sur une armoire. Cela me fait du bien de la voir. Mais le traitement me met dans une grande dépendance, j’ai peur constamment de mourir. Je suis dans un état dramatique et j’en ai conscience. J’ai l’impression d’être comme un clochard, de ceux que l’on tabasse dans la rue !
Le jour de mes 30 ans, j’ai une permission de sortie pour aller dîner avec ma famille au restaurant. J’ai les yeux cernés, je suis complètement « dans le coltard »à cause des médicaments que l’on me donne…
Pendant mon séjour à l’hôpital, me viennent des maux de tête terribles, sans qu’on puisse en détecter l’origine. Ils m’invalideront pendant des années. J’essaie par des soins coûteux d’en guérir, en vain ! Aujourd’hui, ils m’occasionnent toujours d’importantes douleurs et des problèmes de mémoire.
Ma famille vient me visiter régulièrement, je suis contente de la voir. Après plusieurs semaines d’hospitalisation, je ne vais pas mieux, mais le personnel médical me fait sortir quand même.
A ce moment-là, nous perdons Taty Gilberte, la sœur de Maman, qui avait d’importants problèmes de santé au pancréas et aux poumons. Elle non plus ne se remettait pas de la mort de Maman. J’aimais bien passer des Noëls avec Taty. Elle veillait sur nous d’une façon maternelle.
A ma sortie, je retournerai deux ou trois fois en consultation à l’hôpital, où un médecin me prescrit de nombreux médicaments. Il suffisait que j’en prenne un dixième pour devoir aller me coucher de toute urgence, au lieu d’aller travailler. Le traitement était tellement fort que quelque temps plus tard, je serai obligée de réapprendre à lire, à écrire et à compter avec une ancienne institutrice.
Des pulsions morbides commencent à se manifester en juin 1989 et perdurent de longs mois. C’est affreux ! J’ai l’impression d’être en enfer et une droguée en état de manque ! Dans les temps qui suivent ma sortie de l’hôpital psychiatrique, je prends une vingtaine de kilos que je ne perdrai pas. Est-ce pour moi une manière de me protéger contre trop de souffrances ? J’ai faim, mais je ne peux pas garder la nourriture et je ressens une faim atroce !Je vis de nombreuses crises d’angoisse et des attaques de paniques !
Cette période tragique de ma vie, je l’appellerai plus tard « Nuit et brouillard ». Beaucoup de gens se sont mobilisés pour me venir en aide, semble-t-il, quand j’ai la sensation que la mort m’attire. Je n’ai plus la force de lutter toute seule, et ce, pendant très longtemps.
Après cet épisode psychiatrique de plusieurs semaines, je vais pendant plus de 25 ans rencontrer de nombreux spécialistes qui me feront cheminer chacun à sa manière vers un mieux-être. Je vais passer de mains en mains.
Bien souvent, je me suis demandé ce qu’était devenue ma compagne de chambre, elle qui regrettait déjà d’avoir avorté et que les aides-soignantes embrassaient ? A-t-elle été internée comme moi après un tel traumatisme ? S’est-elle mise à boire ? Est-elle devenue anorexique ou a-t-elle eu des troubles alimentaires ? S’est-t-elle suicidée ? S’est-elle séparée de son compagnon – qui lui voulait garder le bébé, alors que son entourage professionnel lui a vivement conseillé d’avorter ? A-t-elle pu avoir des enfants par la suite ? Que de questions sans réponses !
Pendant ces années effroyables, je me suis sentie en sursis, comme une survivante. Comme l’impression d’avoir une épée de Damoclès suspendue au-dessus de ma tête
Un événement va me remettre dans la réalité : en 1989 et pendant un an, ma sœur Bernadette et son compagnon Jacques m’embauchent dans leur petite entreprise de travaux publics. Ce travail de secrétariat, très humble, que j’exerce régulièrement malgré une fatigue récurrente, va contribuer grandement à me faire regagner l’estime de moi-même.
Comme je le fais souvent, je vais me confier à la Vierge Marie à la chapelle de la Médaille Miraculeuse de la rue Bac à Paris. Un jour, en 1991, devant l’autel, je fais la connaissance d’une femme sympathique, Elise. Je lui raconte un peu mes malheurs, elle me propose de me faire entrer comme secrétaire dans la fonction publique, où j’exercerai ma profession pendant un peu plus de 25 ans. J’ai eu une collègue merveilleuse qui est devenue une amie, avec laquelle je suis restée en contact, jusqu’à son décès récent. Elle veillait sur moi avec une attention maternelle. Peu à peu, je me reconstruis grâce à elle ! Je lui dois beaucoup à elle aussi.
Durant six mois, de 1997 à 1998, je fais partie d’un groupe de cinq femmes, animé par deux accompagnatrices qui se sont formées avec le Pr Philip G. Ney. Une chose essentiellement bénéfique que je retire de ce parcours à AGAPA est la lettre de réconciliation que j’écris à mon bébé, comme l’aboutissement de tout ce travail que j’ai effectué. Cette lettre permet à l’amour maternel, qui est resté enfoui en moi, de s’exprimer dans une grande émotion. Je commence à me réconcilier avec moi-même, avec Dieu et avec mon bébé que je nomme à ce moment-là Jean-Baptiste. Les liens créés entre nous sept sont extrêmement forts et profonds.
Pendant ces 6 mois, je prends conscience de toutes ces souffrances accumulées, au-delà de l’évènement ponctuel.
Je comprends beaucoup mieux les choses liées à mon geste. Souvent, les femmes subissent une pression énorme de leur entourage, alors que ce n’est pas nécessairement leur choix d’avorter ; parce qu’elles sont souvent dans une grande détresse morale et qu’elles n’ont personne pour les soutenir, alors que la panique les assaille ; parce que les femmes reproduisent souvent des schémas familiaux ; parce que, en fin de compte, l’avortement est l’aboutissement d’une longue chaîne de déshumanisation. J’ai remonté toute mon histoire, en allant visiter les blessures de ma vie. Il ne faut surtout pas juger une femme qui ne peut pas poursuivre sa grossesse pour différentes raisons. »